Quand le plus grand sérieux découpait les albums de la duchesse

Posté dans ÉCOUTER, REGARDER par kerbacho - Date : juillet 6th, 2009

Lu dans LE MONDE | 27.06.09 | Philippe Dagen

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L’ennui en vacances peut être le meilleur stimulant de la création – surtout l’été, quand il fait trop chaud et que l’on ne sait à quoi s’occuper. Voyez Max Ernst en 1933. Est-ce une bonne idée d’aller passer trois semaines au château de Vigoleno, près de Piacenza ? L’invitation est tentante : l’antique castello médiéval [...] appartient alors à la duchesse Maria Ruspoli. On n’imagine pas plus chic que cette aristocrate amie des arts. La liste des invités de Vigoleno est glorieuse : le poète et agitateur Gabriele D’Annunzio, le pianiste Arthur Rubinstein, l’actrice Mary Pickford et même l’acteur Douglas Fairbanks, « the king of Hollywood » en personne.
Tout cela est parfait et on peut s’amuser à imaginer ce qu’aurait été la rencontre et la conversation de Fairbanks et d’Ernst [...] si elle avait eu lieu. Mais l’artiste dadaiste et surréaliste semble avoir passé l’essentiel des trois semaines dans sa chambre et dans la bibliothèque du château.
Dans la première, il travaille avec ce qu’il découvre dans la seconde. Celle-ci est riche en ouvrages du genre de ceux qu’Ernst préfère, les merveilleux gros volumes illustrés de planches en noir et blanc de la fin du XIXe siècle, récits de voyage, traités scientifiques, romans d’aventures, encyclopédies zoologiques ou botaniques.
[...] Au lieu de se contenter de les admirer, il les découpe. Avec une paire de ciseaux et, probablement, une petite lame fine, il prélève dans les pages tout ce qui arrête son regard, des héroïnes désespérées et un peu nues aux paysages désertiques, des naufrages marins aux consultations médicales. C’est la première étape du processus.

La deuxième est prévisible, puisque l’artiste est l’un des principaux inventeurs de la technique du collage, dans laquelle il fait preuve d’une virtuosité incomparable. En 1929, il a composé de la sorte les planches d’un premier ouvrage, La Femme 100 têtes, et, en 1930, le délectable Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au carmel. Fort de ces expériences, il puise dans les ouvrages de la bibliothèque de Vigoleno les éléments visuels hétérogènes qu’il assemble en images sidérantes. Il y en a 184 en tout.

De retour à Paris, il en prépare la publication [...]. Ils paraissent d’avril à septembre 1934 [...]. Le titre de ce roman graphique est Une semaine de bonté ou les Sept Eléments capitaux. [...] Le livre est bien connu de tous les adorateurs du surréalisme. Les collages originaux ne l’étaient pas. Exposés en 1936 [...] ils avaient plus tard disparu dans une collection privée, celle de [...] Daniel Filipacchi, qui se dissimule sous le nom d’Isidore Ducasse Foundation à New York [...]. L’historien du surréalisme Werner Spiess [...] a su convaincre la fondation de prêter l’ensemble des collages pour une exposition qui parcourt l’Europe. [...] Elle est aujourd’hui au Musée d’Orsay.
Exhaustive, elle présente même quelques collages qu’Ernst n’a pas retenus pour la publication. Didactique, elle permet de mieux comprendre comment Ernst a procédé, car on peut y voir ensemble, à titre d’exemples, les collages près des illustrations imprimées dans lesquelles le chirurgien des images a découpé leurs différents éléments constitutifs. Il les fait glisser les uns dans les autres et les suture avec une habileté telle que l’oeil, souvent, ne parvient qu’à grand-peine à comprendre comment il s’y est pris. Le collage, à ce degré de perfection, rend le fantastique non seulement crédible, mais naturel.
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« Une semaine de bonté. Les collages originaux »,
Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-8e | Tél. : 01-40-49-48-14.
Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 heures ; jeudi jusqu’à 21 h 45. 8 €.
Du 30 juin au 13 septembre.


Je me réjouis de cette exhumation et ne manquerai pas d’y aller (penser à emporter une bonne loupe!). Je garde un souvenir très fort de la précédente grande rétrospective Dadamax consacrée par Werner Spiess à Max Ernst, vue à Düsseldorf en 1989 (vingt ans déjà !).
Il me semble toutefois que Philippe Dagen et d’autres font fausse route quand ils insistent sur la virtuosité de la technique de M.E. qui, à les lire, résiderait dans le coup de ciseaux ou de scalpel de l’artiste. Il me semble que la trouvaille de génie réside d’abord dans l’intuition que Max Ernst a eue d’utiliser comme matériau les gravures sur bois, lesquelles se prêtent par leur extrême dépouillement technique (pas de demi-teintes, rien que des striures en noir et blanc et rien d’autre !), à unifier les représentations des scènes, des objets, des matières et des lumières les plus diverses.
Toutes les images imprimées, gravées sur bois selon les techniques bon marché en usage avant le recours aux demi-teintes ont donc un dénominateur commun grâce auquel on peut mettre n’importe laquelle de ces images avec n’importe quelle autre, ça marche toujours ! Même en l’absence de virtuosité ou de méticulosité particulière, l’oeil accepte la greffe avec une complaisance beaucoup plus grande que lorsque l’on essaye d’associer en collages des images reproduites avec d’autres techniques, ou pire avec des images d’origine disparates.
Pour espérer saisir en quoi consiste le génie de Max Ernst dans ses collages, il ne faut donc surtout pas s’arrêter à cette supposée « habileté telle que l’oeil, souvent, ne parvient qu’à grand-peine à comprendre comment il s’y est pris ».

Je ne cherche nullement à dénigrer Max Ernst ni à discuter son mérite, bien au contraire. Ses collages m’ont procuré des émotions parmi les plus bouleversantes.
Je voudrais plutôt souligner qu’à mon avis son génie a consisté, après avoir (le premier ?) reconnu le potentiel de cette technique, à improviser ses collages qui sont autant de rencontres furtives dont l’artiste n’est que le témoin et le consignateur. La réussite de ces oeuvres ne doit pas tant à la méticulosité du colleur qu’à son culot.

J’ai souvent cherché à faire le rapprochement entre ce phénomène à la fois simple et mystérieux, propre au collage de gravures sur bois, et le collage de sons et de bruits sur disques puis sur bande magnétique tel qu’il a été pratiqué à partir des années 1950 par Pierre Schaeffer et Pierre Henry.
Un peu comme si, de la même manière que les striures des gravures sur bois unifient des images hétéroclites et les rendent compatibles entre elles aussi disparates qu’elles soient, le fait d’enregistrer des sons en sillons fermés (encore des striures) et en boucles pour les reproduire par des moyens électro-acoustiques permettrait de les greffer les uns sur les autres et les faire accepter par l’oreille contre toute vraisemblance.

Il est intéressant de noter où en sont nos seuils de réceptivité deux ou trois générations après l’apparition de ces techniques. Depuis quelques années les DJ juxtaposent (mixent, comme ils disent) des musiques hétéroclites. Parmi leur très vaste public plus personne ne bronche. C’est passé dans les moeurs ordinaires. Idem pour les images.
Il me semble qu’il est rare cependant de voir des images qui ont la fraîcheur de celles de Max Ernst ni d’entendre des collages sonores qui ont la vigueur vulcanienne des premiers montages de Pierre Schaeffer.