Voyager

      « La vie privée des autres ne m’intéresse pas. Elle ne m’a jamais intéressé. Ce qui m’intéresse chez mon prochain, c’est son aptitude à inventer de nouvelles formes. Je me moque bien de savoir que Céline était un affreux antisémite (un trait pour lequel je n’ai aucune patience) il était avant tout un écrivain incomparable. Et ça c’est passionnant. Nul ne gagne à être connu. »
         Philippe De Jonckheere

Depuis quelques jours j’écoute au casque sur un baladeur MP3 de 6 Goctets, chaque fois et partout où je peux, de la musique et des textes lus à haute voix. Je précise six milliards d’octets, parce que ça fait beaucoup de MP3, dont par exemple tout Charlie Parker sur Riverside ou encore l’intégrale du Voyage au bout de la nuit, soit seize CD de Céline ininterrompu, dont j’ai transféré le contenu maladroitement dans un seul dossier sur le petit appareil. Curieusement, en raison sans doute de l’absence d’étiquettes ID3 convenables, les pistes et donc les fragments de chapitres sont lus dans dans le désordre.
Cette déstructuration accidentelle du Voyage est fascinante. Elle lui donne des allures de collage, mais pas trop quand même, car bien des sauts passent presque inaperçus ! D’autres sont cocasses, oulipiens, ou les deux. Ce qui domine, et qui frappe, ce sont la similitude de forme entre des passages pourtant très éloignés dans le livre (comme si Céline avait prévu le coup !) et la continuité de la musique, de la langue, du rythme obsessionnel de la pensée.

Voilà qui me fait repenser à une déstructuration d’un autre genre, délibérée celle-là. Il y a fort longtemps, j’avais participé à Strasbourg à un stage de musique électroacoustique avec René Bastian, Denis Muzet et un joueur d’échecs alsacien de haut niveau dont le nom ne me revient plus. Nous avions réalisé une pièce collective qui suivait le déroulement d’une partie d’échecs célèbre de Philidor* (1726-1795), jouée pendant l’entracte de Norma de Bellini, peut-être lors de la création en 1831 à la Scala de Milan, peu importe. Je ne me souviens plus précisément du lien historique entre la partie d’échecs et l’opéra.
Les cellules ou les objets sonores de la pièce électroacoustique étaient extraits de l’opéra, à chaque pièce du jeu d’échecs correspondait un motif musical, et les mouvement des pièces donnaient naissance à des transformations (accélération, transposition, hachage, renversement etc).

René Bastian avait affirmé qu’on pouvait faire ça avec la musique de Bellini, mais que ça ne marcherait pas avec la Flûte enchantée ou les Noces de Figaro.
Je n’en sais rien, mais deouis, chaque fois que j’entends un passage de Norma, notamment le fameux Casta diva, bien sûr par Maria Callas, j’entends en fait le montage électroacoustique que nous avions réalisé puis « joué » en public dans l’entrée de l’ancien et très laid** Palais Universitaire. Je m’égare.

Je n’aime pas voyager avec Mozart (sauf dans quelques oeuvres évidemment sublimes), mais voyager avec Céline…


*Son Analyse du jeu des Echecs (1749) a été réédité plus de cent fois
** Louis m’a expliqué un jour que Strasbourg devait la raideur, la laideur et la lourdeur de ces bâtiments, et de quelques autres, au Kaiser ou à Bismarck ou aux deux.

8 Responses to “Voyager”

  1. débloque-notes » Blog Archive » Sansa écrit :

    [...] En fait le problème le plus délicat est celui des étiquettes ID3 des morceaux : 6 Go de fichiers audio sans étiquettes claires, c’est la jungle (p. ex. les 16 CD du Voyage au bout de la nuit). Pour le résoudre, il faut prendre le temps d’éditer soigneusement, sur le PC, les étiquettes ID3 des fichiers MP3. Malgré cette accablante énumération d’imperfections et d’inconvénients, c’est un outil formidable. Je n’ai pas pu le comparer à un iPod nano qu’il est censé concurrencer, ni à d’autres appareils de sa catégorie, mais il me semble qu’il se défend rudement bien. [...]

  2. MUZET écrit :

    merci, cher stagiaire, de me remettre en mémoire ces temps délicieux…

    Denis Muzet

  3. Xavier Ruch écrit :

    Cher inconnu,

    Google a parfois du bon. Je me suis « égaré » sur votre site en cherchant des informations sur le musicien Bastian, le jeu d’Echecs et Norma !

    Petit historique très bref. Je suis un joueur d’échecs débutant qui apprécie avant tout les sensations du jeu et son aspect culturel.
    Voulant en savoir plus sur cet aspect, je suis tombé sur le site http://www.mjae.com par lequel je suis entré en contact avec Dany Sénéchaud.
    Ces discussions m’ont entraîné vers la lecture du compte-rendu d’un colloque « Jeu d’Echecs, Arts et Sciences Humaines » organisé par M. Sénéchaud.
    Et puis voilà que je lis la contribution d’un certain Michel Roos (peut-être le joueur d’échecs alsacien dont vous parlez?) dans laquelle un passage me bouleverse.

    – Là je me permets de revenir rapidement en arrière à la période fin 2005 où j’ai repris goût aux échecs. A la même époque je découvrais le dernier chef d’ouvre du cinéaste chinois Wong Kar Wai, « 2046 ». Ce film, dont la bande son est magnifique, utilise à merveille une interprétation de « Casta Diva » de la Norma de Bellini par Maria Callas. Ces scènes magiques me laissent alors sans voix, émerveillé, et je suis depuis complètement touché par la grâce de l’opéra et de « Norma » en particulier. –

    Le commentaire de M. Roos portait sur la fameuse « partie de l’Opéra » de Morphy (et non pas Philidor je crois bien) et fit allusion à sa collaboration avec le musicien Bastian qui travailla sur une pièce basée sur la musique de Bellini.
    Et voilà qu’il semble que vous ayez vous-même fait partie de ce groupe. Incroyable !

    M. Roos indiqua à l’époque que « [...] comme beaucoup de choses que j’ai initialisées, je n’ai pas su faire le suivi ». Alors peut-être auriez-vous l’amabilité de partager cette incroyable expérience avec un inconnu des Antipodes. J’aimerais vraiment en savoir plus !

    D’autre part, un de mes amis est un compositeur jeune et audacieux (de formation classique) et je me disais que ce pouvait être là un projet / sujet amusant ou inhabituel et qu’il serait intéressant de reprendre et développer vos efforts d’antan avec René Bastian et M. Muzet.

    Sachez que je n’ai aucune compétence musicale, mais que je l’apprécie et suis infiniment curieux et adore ces carrefours où se croisent et se heurtent mille sujets, personnages et oeuvres.

    Enfin, un grand merci pour les notes de ce site qui, même si je suis immobile, me font partager le plaisir inouï des voyages.

    Sincères salutations,

    Xavier Ruch
    Auckland
    Nouvelle-Zélande / Aotearoa

  4. R. Bastian écrit :

    Bonjour,

    c’est loin !!
    (je viens de téléphoner avec Denis et il m’a indiqué ce blog).
    dire, que je n’ai jamais pu entendre ce qui a été
    réalisé car comme souvent il y a eu une collision dates.

  5. kerbacho écrit :

    Après Denis Muzet, voici que René Bastian, le protagoniste principal de cette aventure, est à son tour de passage sur ces pages (auxquelles je n’ai moi-même guère de temps à consacrer en ce moment) !
    Tout arrive donc à point pour qui sait attendre.
    Et entre les deux, quel drôle d’enchaînenement, ce visiteur des antipodes !
    Oui Xavier, le nom du joueur d’échecs est en effet Michel Roos.
    Oui René, c’est loin… et proche à la fois.

    Je profite de ces retrouvailles virtuelles pour saluer à la fois René Bastian, Denis Muzet, et enfin et surtout Xavier Ruch que je remercie de son commentaire inattendu. Contrairement à ce que pourrait laisser croire mon trop long silence, votre intervention, Xavier, m’a beaucoup touché. Elle donne un sens à ce bloc-notes vaguement absurde et résolument brouillon.

    Outre mes souvenirs personnels je n’ai malheureusement pas à raconter beaucoup plus que ce qui se trouvait dans mon billet initial. Je crois que si vous souhaitez en savoir plus, le mieux est de vous adresser directement à René Bastian et à Denis Muzet puisque maintenant le contact est établi. A défaut de les approcher directement, vous pouvez le faire par le truchement de ces commentaires.

    Le plus curieux, c’est que, indépendamment de cette histoire, je n’ai pas tout à fait perdu le contact avec René Bastian (que je n’ai vu qu’une fois au cours des trente ans écoulés depuis que j’ai quitté sa région), car nous avons des amis communs. Or au point où nous en sommes et à la lecture de ce qui précède, je me demande si René Bastian sait qui je suis exactement.

  6. R. Bastian écrit :

    Impossible de savoir qui tu es : un grand monceau des archives a disparu
    à l’occasion d’une réfection de la maison ; je vois encore au moins deux
    têtes sur lesquelles je n’arrive plus à mettre un nom ; j’ai aussi des bandes
    qui m’ont été envoyées et que j’ai, autant que possible, gardées à l’abri
    (en espérant que l’entropie magnétique ne les aient pas trop démolies).
    Je dispose maintenant d’un local avec une excellente chaîne
    de diffussion et même le magnétophone Revox a été retapé par une
    équipe d’anciens techniciens de Revox (c’est pas bon marché …).
    Mon projet : faire écouter le musique enregistrée (électronique,
    concrète, orchestre, jazz, etc) avec un très bon équipement.
    Si qq’un a des projets, qu’il se manifeste. Une suite d’auditions est
    prévue pour les jours du 4 au 8 mai 2007. Manifestez-vous !

  7. Xavier Ruch écrit :

    Qui êtes-vous donc Kerbacho ?
    Je me débrouille sans doute mal mais je ne trouve pas votre nom sur ces pages.
    Qu’importe, l’aventure, l’inconnu, continuent.
    C’est un plaisir étrange que de se retrouver dans ce « forum ». Je vous ai approché à la recherche de René Bastian et de cette expérimentation insolite sur 64 cases (j’espère que M. Bastian aura la même patience que vous quand je l’approcherai) : plaisir fou de vous trouver, de lire vos commentaires mais aussi perplexité face au contenu de votre blog qui submerge quelque peu mes connaissances et goûts musicaux. Mais peut-être est-ce que je complique inutilement les choses. Il me faudra fouiller un peu plus dans vos archives.
    Ravi de voir que vous appréciez également l’album « Solo Live » de Petrucciani. Une merveille, n’est-ce pas ? J’ai eu l’immense plaisir de le voir en récital à la Réunion en 1993. Et pour celui qui aime les déambulations, je recommande vivement les allées ombragées du Père-Lachaise où gît le pianiste. Chopin et Desproges ne sont pas loin…
    Salutations,
    Xavier

  8. kerbacho écrit :

    Kerbacho ne suffit-il pas amplement comme nom? Il me va très bien.
    Qu’importe que je m’appelle Marcel-Henri van Detrawer ou Denis Papin, Jean-Sébastien Mozart ou Jean-Bon Aryen, Nicolas Bayrou ou Eddy Meyer ? On s’en fiche…
    René Bastian non plus ne m’a pas reconnu. C’est dire à quel point mon identité est dépourvue d’intérêt. ;-)

    Vous aurez compris qu’il est facile de contacter René Bastian par l’intermédiaire de son site http://www.musiques-rb.org/index.html où il donne son adresse.
    Une fois que vous aurez établi le contact avec lui, revenez ici nous donner des nouvelles de l’évolution de votre relation, s’il vous plaît.

    Quel coq-à-l’âne de Petruciani au Père-Lachaise!
    Moi aussi de temps en temps je m’y promène quand je vais à Paris, d’autant plus volontiers que j’ai une cousine qui habite au bas du boulevard de Ménilmontant. Je ne manque d’ailleurs jamais de faire un petit pélerinage vers un certain caveau en déshérence, mal recouvert d’une plaque de tôle rouillée. Quand on la soulève, on découvre la vision d’un Paris en miroir et en miniature : la tombe est vide, ses parois sont bétonnées et en relativement bon état. De chaque côté subsiste un mécanisme rouillé, formé de roues dentées et d’une crémaillère pour faire descendre le cercueil dans le puits, comme une cage d’escalier, une cage d’ascenseur, ou plutôt un monte-charge. Ici on descend chargé et on monte à vide. ;-)
    Les étages de la tombe sont nombreux, au moins six, peut-être plus, séparés par une mince plaque en béton. On pense à l’immeuble sans façade en couverture de « la Vie, mode d’emploi » de Georges Pérec. Le plus étonnant, c’est à chaque étage la plaque émaillée bleue qui porte le numéro de l’emplacement, exactement comme les célèbres plaques émaillées des numéros des maisons parisiennes.

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