Turtles Can Fly

Malgré les réserves que je fais ci-dessous, je conseille d’aller voir Turtles Can Fly de Bahman Ghobadi, un film iranien où les mines anti-personnel ont la banalité d’ustensiles de cuisine. Avec ou sans ce film, la situation des réfugiés kurdes est évidemment terrible. Le problème, c’est qu’elle fait un bon sujet pour un film qui loin d’être mauvais ne changera rien. L’homme du XXIe siècle se résigne, aussi bien sur l’écran que dans la salle de cinéma, à un état des choses pourtant inacceptables. Se demander dans quelle mesure le cinéma n’est pas un des outils majeurs de cette résignation.

Le film est entièrement cadré sur un groupe d’enfants dans un camp de réfugiés kurdes. Les adultes en sont quasiment absents, au point que le film prend une dimension de fable ou de parabole : les enfants reproduisent entre eux de façon caricaturale le modèle de rapports des adultes.
Les acteurs sont touchants, mais à quoi bon s’en réjouir puisque dans n’importe quelle publicité bien faite, surtout dans les plus cyniques, les enfants-acteurs sont remarquables aussi…

Turtles can fly m’a paru plus facile pour le public occidental que A Time For Drunken Horses (lequel est moins racoleur) parce que le contexte historico-politique, indispensable au spectateur pour comprendre, y est plus directement appréhendable. Ici les références à Saddam Hussein et aux Américains crèvent l’écran. Lourdement. Cette insistance, en réduisant à trois le nombre des protagonistes (l’oppressé kurde, et ses deux bourreaux), suggère finalement que ce qui n’est pas de la faute de l’un est forcément de celle de l’autre. Et tout ça finit par faire un spectacle acceptable, selon la recette éprouvée de la victimisation universelle. Pour constater que cette recette fonctionne, il n’y a d’ailleurs qu’à lire ce que disent du film des spectateurs sur les sites de cinéma (le côté Paris-Match-choc-des-images n’a cependant pas échappé à tout le monde).

Le recours à un certain esthétisme, au sentimentalisme certes contenu mais indéniable, à la poétisation et même à la musique (!) masquent la responsabilité dévastatrice de notre indifférence. Quand on paye sa place pour un spectacle, on aime que le siège soit confortable.

    Je précise pour conclure que je n’aurais peut-être pas osé exprimer mes réserves aussi franchement, surtout par écrit, si je n’avais pas lu le livre Au dos de nos images de Luc Dardenne.

7 Responses to “Turtles Can Fly”

  1. kerbacho écrit :

    A propos des frères Dardenne:
    Je n’ai pas encore vu leur dernier film l’Enfant, mais je les considère comme EXCEPTIONNELS. Ma rencontre la plus bouleversante de ces dernières années.
    Ils ont l’envergure de Dreyer, Pasolini, Godard.
    La portée de leur travail dépasse le cadre du seul cinéma.
    Utiliser le mot ‘génial’ n’a plus aucun sens à notre époque, alors on s’en passera, mais c’est pourtant ce que je pense.
    J’ai lu leur livre « Au dos de nos images ». De simples notes de travail, mais une pensée profonde, solide, supérieure à tout ce que j’ai connu ces dernières années.
    Ils ont compris l’essentiel.
    Si j’étais plus jeune, j’essayerais d’entrer en contact avec eux.

  2. ant1 écrit :

    Suite à ta recommandation, j’ai aussi lu « Au dos de nos images ». Et cette lecture m’a également donné envoe de le(s) rencontrer. Mais pour le moment c’est comme un choc que je savoure. Tout comme le jour où j’ai vul

  3. ant1 écrit :

    vu « La promesse » (et que cela m’a décidé à acheter ma première caméra vidéohi8), j’en suis sorti avec l’idée que je n’étais plus seul. Mais également, un sentiment de frustration s’est emparé de moi : ils l’ont fait avant moi. C’est à chaque fois la même chose, sauf quand je me surpasse et que j’y arrive. Les rencontrer sera du même ordre de difficulté.

    Concernant la place que l’on paye pour aller voir un film, j’ai eu une disscussion au sujet de l’oeuvre de Lars Von Trier. Mon interlocutrice évoquait la perversité de L.V.T., et se demandait où était sa jouissance dans ce qui semblait être la trame des films de Mr VonTrier : la martyrisation de la femme à l’écran.

    Je trouvais qu’on pouvait se poser la question dans l’autre sens : pourquoi payait elle pour aller voir de la perversité, et par le biais de quelle perversité (cette fois la nôtre) y revient-on ?
    Cette disscussion a eu lieu après avoir vu « Stromboli, la terre tremble » de R.Rossellini, où Ingrid Bergman est martyrisée par le réalisateur. Pour moi, Lars Von Trier fait un bilan du cinéma du XXe siècle.

  4. kerbacho écrit :

    Perversion? Je ne comprends pas.
    Goya est-il pervers parce qu’il dessine les Désastres de la Guerre ?
    Qu’est-ce qu’elle a vu, qu’est-ce qu’elle a lu, l’interlocutrice qui m’interloque ?
    Blanche-Neige et les sept nains ? Et si c’était ça la perversion ?

    Et Pasolini alors ? Et Céline ? Et Flaubert ? Et Tolstoi ?
    Et Rabelais ? Justement, ce bon vieux François (né en 1483 – le problème ne date donc pas d’aujourd’hui) faisait dire à son Pantagruel : « Si les signes vous faschent, ô quand vous fascheront les choses signifiées ! »
    Que dire à cette dame ? Lui proposer une cure de Jean-Luc ?
    En désespoir de cause, on pourrait citer Hitler aussi, qui s’en prenait aux peintres « dégénérés » qui selon lui ne voyaient pas « la réalité telle qu’elle doit être »…
    Il est bien tard, je suis interloqué, et ne résiste pas à la facilité du recours au bon vieux proverbe chinois  Quand le doigt montre la lune, l’idiot(e) regarde le doigt.

  5. kerbacho écrit :

    [Quelques heures plus tard, en me relisant, je me dis qu'elle risque de me trouver bien cruel, la jouvencelle que je traite ainsi d'idiote, ou le jouvenceau qualifié d'idiot. Je vais peut-être même passer pour pervers, pour avoir martyrisé une spectatrice... ça ne sera pas la première fois d'ailleurs... J'assume. ;-]

  6. 20|100 écrit :

    >Si j’étais plus jeune, j’essayerais d’entrer en contact avec eux.
    >>cette lecture m’a également donné envoe de le(s) rencontrer.

    Ni le débat avec les réalisateurs après la projection en avant première de leur dernier film début octobre (qui sort ici un mois après la Belgique) ni d’ailleurs la présentation par Luc Dardenne de son livre à la librairie Ombre Blanche ne me premettra certainement de leurs dire qu’il y a en Belgique un certain nombre de Meyers qui veulent les rencontrer… ;-) mais j’irais quoi qu’il en soit très curieux et au moins grandment intéressé par les hommes qu’il peut y avoir derrière ces « idées », pour ne pas dire « images ».

    Je viens de me rendre compte que je n’ai pas vu le film Gigi, Monica… et Bianca (1997) fait entre La Promesse et Rosetta, connaissez-vous ? De même pour Je pense à vous de 1992.

  7. kerbacho écrit :

    Vu ni l’un ni l’autre. Dans leur livre ils ne parlent de « Je pense à vous » que comme un échec sur lequel ils ne cessent de s’interroger. Voir aussi sur http://www.cinematheque.be/fr/programme/DAY21.htm les films retenus pour leur Carte Blanche à la Cinémathèque de BXL (où ils passent ce soir — à guichets fermés — pour expliquer leur choix – Merci Ant1 pour l’invitation, j’espère que ce n’est que partie remise)

Répondre

*