Sanjay Subrahmanyan & Ulhas Kashalkar @ Amsterdam

Samedi soir après une journée de travail exceptionnelle pour une fin de semaine et improbablement longue dans l’Evoluon d’Eindhoven, beau bâtiment futuriste des années 1960 remarquablement bien conservé, de 6 h du matin à 17 h, émaillée de quatre mini-conférences d’une heure chacune sur le bon vieux Formant (1978-2008 : Trente ans de Formant) en néerlandais et en duo improvisé avec un comparse qui présentait la version logicielle d’un excellent Formant virtuel millésimé 2008, je me suis laissé entraîner par mon penchant naturel, en dépit de la fatigue et du très mauvais temps, vers le Concertgebouw à Amsterdam (deux heures de route) où chantaient Ulhas Kashalkar et Sanjay Subrahmanyan, deux des plus grands chanteurs indiens en exercice et en pleine possession de leurs moyens.
Je pressentais que si je n’y allais pas, je n’aurais que des regrets. Et bien m’en a pris car j’ai passé une soirée mémorable. Grâce d’abord à la généreuse personne qui, en dépit de la cuisante frustration de ne pas pouvoir en être elle-même, m’a non seulement encouragé à ne pas renoncer à mes vélléités de faire ce déplacement extravagant, mais m’a habilement arrangé par téléphone un billet gratuit une heure avant le concert, ce qui a non seulement contribué à augmenter mon plaisir vaniteux de me pavaner aux frais de la princesse dans un endroit aussi prestigieux, mais m’aura surtout donné une belle leçon de confiance et d’amitié. Le concert n’aurait certainement pas été moins beau si j’avais payé mon billet, mais la nonchalance qui sied au passe-droit affûte les sens. Merci Béa.

Aravindha Padhamalar

Je n’aurai pas le temps ni les mots de dire ce soir à quel point ce concert était réussi. Ni d’analyser et de comprendre les mécanismes de cette puissante mais fragile jouissance. Sanjay était accompagné de quatre musiciens dont seul m’est connu Neyvali B. Venkatesh, vigoureux joueur de mridangam, rencontré à Bruxelles lors du concert des Mysore Brothers en mai dernier. J’ignore le nom du joueur de kanjira de même que celui de l’excellent violoniste au regard doux et un peu triste que j’ai déjà dû voir, peut-être sur YouTube, tant son visage me paraissait familier. Pas le temps de chercher…
Le choix du Raga Kapi chanté par Sanjay m’a bouleversé. C’est aussi le Raga du CD (de 1996) de la pochette ci-dessus (que je n’ai malheureusement pas). Comment qualifier le chant de Sanjay? Epoustouflant sans esbrouffe. La complexité et la richesse de son art n’en compromettent ni la subitilité ni la fraicheur. C’est excitant, dynamique, lumineux, varié, ludique, sophistiqué mais toujours plaisant, parfaitement calibré… Allons, puisque le temps me manque, risquons une formule à l’emporte-pièce (notée sur un bout de papier pendant le concert) : le plus beau concert que j’aie jamais vu !

En deuxième partie, Ulhas Kashalkar, accompagné par Suresh Talwalkar, son joueur de tabla attitré ainsi que par son propre jeune fils pour le chant, n’a malheureusement pas pu me toucher dans les mêmes proportions. La fatigue, peut-être, de mon côté, mais aussi l’absence totale de prise de risque sur la scène. Le Raga Malkauns en tilvada tal semblait parfaitement démoulé, frais éclos du moule des Malkauns, trop lisse, trop bien cuit, comme un enregistrement de CD en studio, malheureusement dépourvu de souffle et de magie. Raga Sohini, heureusement moins austère, a permis d’échapper à cette ambiance un peu lugubre. Comme dans presque chaque concert, le tabla jouait fort, trop fort à mon goût. Et Suresh Talwalkar n’a pas pu s’empêcher de faire signe à deux reprises aux techniciens pour leur demander de monter le son de son instrument qui pourtant claquait déjà trop fort.
Un dernier petit détail comme on aime les relever dans les concerts : j’observais récemment l’arrogance du joueur de tabla installé pontificalement au milieu de la scène lors du concert dans l’atelier de Marcel Hastir, tandis que le soliste violoniste était repoussé sur le côté de la scène, mêmeun peu en retrait du tabliste. Suresh Talwalkar, lui, était assis à droite d’Ulhas Kashalkar, tourné vers lui comme il se droit à angle droit, face au joueur d’harmonium.

Pour dire le fond de ma pensée, au terme d’une confrontation aussi directe, il ne fait aucun doute pour moi que le chant carnatique tient la dragée haute au chant hindoustani.

10 Responses to “Sanjay Subrahmanyan & Ulhas Kashalkar @ Amsterdam”

  1. kerbacho écrit :

    Le nom du violoniste accompagnateur de Sanjay Subrahmanyan samedi soir à Amsterdam est M.R. Gopinath.

  2. blessed écrit :

    « LARMES

    I
    Par un visage et par une voix. – La Vie disait : Je suis triste, donc je pleure.
    Et la Musique disait : Je pleure, donc je suis triste.

    II
    Larmes de divers ordres.- Les larmes montent de la douleur, de l’impuissance, de l’humiliation, toujours d’un manque.
    Mais il en est d’une espèce divine, qui naissent du manque de la force de soutenir un objet divin de l’âme, d’en égaler et épuiser l’essence.
    Un récit, une mimique, un drame du théâtre peuvent faire pleurer, par l’imitation de choses lamentables de la vie.
    Mais si une architecture, qui ne ressemble, quant à la vue, à rien de l’homme (ou bien quelque autre harmonie, si exacte qu’elle est presque déchirante à l’égal d’une dissonance) te porte au bord des pleurs, cette effusion naissante que tu sens vouloir venir de ta profondeur incompréhensible, est d’un prix infini, car elle t’apprend que tu es sensible à des objets entièrement indifférents et inutiles à ta personne, à ton histoire, à tes intérêts, à toutes les affaires et circonstances qui te circonscrivent en tant que mortel. » ( P.Valéry, Mélange)

    Je découvre aujourd’hui que c’est peut-être bien cette page, lue, relue et oubliée pendant des années, qui m’a permis de rencontrer Sanjay Subrahmanyan et d’être touchée à jamais par « l’architecture » de ses concerts

  3. kerbacho écrit :

    Bigre ! Vous avez bien de la chance de parvenir à comprendre comment ça marche. Et avec Valéry en plus ! Tant mieux.
    Merci de partager ça ici.
    Moi j’ai toujours eu du mal à lire plus de trois phrases de Valéry. Il m’administre la preuve magistrale que je suis bête et lui sublimement intelligent. Faute de bonnes raisons de faire un effort particulier pour le contredire, j’ai renoncé.
    Si toutefois le goût que nous partageons pour la musique de Sanjay pouvait m’offrir une prise, je tenterais bien une nouvelle ascension du Mont Valéry, mais ce n’est pas évident. Même à la troisième lecture, ça reste abscons pour moi.
    J’essaye encore… «… par l’imitation de choses lamentables de la vie » m’évoque l’excellent «Boulevard Périphérique» d’Henry Bauchau lu aujourd’hui et sur lequel je compte bien revenir ici un de ces jours. Il ne m’a pas fait pleurer d’ailleurs.

    Encore une fois je relis votre citation de Valéry… : «… elle t’apprend que tu es sensible à des objets entièrement indifférents et inutiles à ta personne, à ton histoire, à tes intérêts, à toutes les affaires et circonstances qui te circonscrivent en tant que mortel. » Et là il se passe quelque chose. Ça résonne en moi, mais c’est loin.
    J’ai des excuses puisque cette effusion-là s’est produite chez moi il y a bientôt quarante ans.
    On moisit vite.

    Au fait, savez-vous quelles musiques aimait Valéry? Contemporain de Debussy (avec qui il a correspondu), il aurait pu, comme lui, écouter de la musique indienne.

  4. blessed écrit :

    Non je ne sais pas quelles musiques aimait Valéry. Apparemment, il ferait référence dans ses Cahiers à Bach, Mozart, Wagner,… C’est très possible en tous les cas qu’il ait écouté de la musique indienne, étant en rapport à un moment avec Alain Daniélou.
    Et ce qui est étonnnant c’est que dans plusieurs livres de Katya Légeret sur le bharatanatyam et un autre de Lyse Bansat-Boudon sur la poétique du théâtre indien ( que je n’ai fait que parcourir,cela me donne envie de m’y remettre!), il est souvent fait référence à Valéry et à Mallarmé.
    Quant à l’ »hermétisme » de Valéry, je crois que j’ai eu la chance de le découvrir par un ami complètement fou à l’époque de ce poète, qui courait nu dans la nuit sur une plage de la Côte d’Azur nous chantant des vers du « Cimetière Marin ». Après j’ai reçu les deux tomes de Valéry en pléiade (le seul poète que j’ai en pléiade). Peut-être que si j’avais plein de livres en Pléiade, je n’y aurais pas prêté la même attention. Peut-être que si j’avais su que Valéry était une « sommité », j’aurais fui.Peut-être… En tous les cas, j’ai commencé par les « Histoires Brisées ». Après lorsque j’ai proposé à des ados de travailler sur Valéry et qu’un de ceux-ci s’est ramené avec « Le Cantique des Colonnes » je n’ai rien compris.
    Je ne comprends certainement pas Valéry plus que vous. Il y a juste des endroits où cela résonne comme vous dites (mais pour ma part ce n’est pas dans les poèmes édités dans les anthologies que je trouve quelque chose qui me touche)

  5. kerbacho écrit :

    Entendu par hasard à la radio ce matin que Valéry avait dit (j’ignore où et quand) qu’un jour on distribuerait la musique et les images comme l’eau et le téléphone.

  6. blessed écrit :

    Effectivement cela se trouve dans les Pièces sur l’Art : « La Conquête de l’ubiquité » ( si vous le désirez je vous fais parvenir le texte)

  7. kerbacho écrit :

    Ah oui, volontiers !
    J’ai trouvé aussi ces jours-ci une allusion marrante à Valéry dans le livre de George Steiner que je suis en train de lire. Son titre : « Les livres que je n’ai pas écrits». Excellente lecture ! J’y reviendrai.

  8. kerbacho écrit :

    Je viens de le trouver : http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/conquete_ubiguite/valery_conquete_ubiquite.pdf

    Pas encore eu le temps de le lire…

  9. blessed écrit :

    Bravo! Voilà bien là la différence entre la toile et le papier. Ce qui se trouve rapidement sur la toile demande des heures dans un livre. Cette ballade entre les pages pour trouver quelques lignes proches de ce que vous aviez entendu à la radio m’a cependant permis de revenir à votre précédente question. Je n’ai (ou en tous cas pas pour l’instant) trouvé aucune trace d’une quelconque musique indienne que Valéry aurait entendu. A première vue, sa rencontre avec la musique ne s’est pas développée comme avec la peinture.
    Il dit aimer Gluck, Weber. Je ne sais pas s’il aimait Wagner mais ce dernier l’aurait apparemment marqué:
    « Telle que je vois son oeuvre, elle m’apparaît la seule entreprise dans l’art moderne qui conserve l’équilibre des facultés diverses à exciter dans l’homme et qui en exige la connaissance et l’instinct dans l’auteur… Je reconnais que la tâche des musiciens est bien difficile après un tel homme… » (1908)
    En ce qui concerne la musique ( en sachant que PV était capable de pensées paradoxales suivant « l’instant même »):
    « La musique m’ennuie au bout d’un peu de temps, et d’autant plus court qu’elle a eu plus d’action sur moi. C’est qu’elle vient gêner ce qu’elle vient d’engendrer en moi, de pensées, de clartés, de types et de prémisses.
    Rare est la musique qui ne cesse d’être ce qu’elle fut; qui ne gâte et ne traverse ce qu’elle a créé, mais qui nourrisse ce qu’elle vient de mettre au monde, en moi.
    J’en conclus que le vrai connaisseur en cet art est nécessairement celui auquel il ne suggère rien » (Choses tues »)

    Je suis trsè curieuse de vous lire au sujet de G.Steiner.

  10. débloque-notes » Blog Archive » La musique m’ennuie écrit :

    [...] récemment par blessed (merci !), je reprends ce texte ici parce que* touché par l’élégance du paradoxe. Et parce [...]

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