Daniélou, Gourou, tristes topiques

J’ai eu vent ces jours-ci d’attaques contre l’oeuvre d ‘Alain Daniélou à l’occasion de la sortie d’un livre. Sans même en avoir lu une ligne, je ne suis pas mécontent qu’il suscite des interrogations, voire une polémique, car j’ai toujours éprouvé des réticences, notamment à l’égard du volet musicographique et musicologique des écrits de cette indianiste pourtant réputé.
Je n’y connais pas grand chose, même en musique indienne, et suis bien mal placé pour juger (ce dont je n’ai d’ailleurs aucune envie) mais je ne cache pas que la lecture des ouvrages de Daniélou sur la musique ne m’a, dans le fond, jamais été utile. Pendant des décennies, leur seule existence dans les rayonnages de la musicologie en langue française (par ailleurs déserts) suffisait à leur conférer une certaine légitimité. Une caution, un alibi.

Le seul bénéfice réel que j’en ai jamais tiré réside dans le fait que son livre sur les ragas de l’Inde du Nord a été pendant longtemps le seul « catalogue » de ragas dont je disposais sous forme écrite : Ragas of Northern Indian Music
Son Traité de Musicologie comparée m’a toujours laissé de glace (pour ne pas dire plus).

Sa collection d’enregistrements de musique classique effectués en Inde entre 1950 et 1955, réunis en une Anthologie jadis publiée sur vinyle par Bärenreiter, a présenté longtemps à mes yeux un défaut rédhibitoire : elle était scandaleusement chère, hors de prix pour moi, et hors d’atteinte dans les bibliothèques que je fréquentais. Un comble pour une publication sous l’égide de l’Unesco !
Quand je l’ai enfin découverte dans une médiathèque, il était pour ainsi dire trop tard pour moi, en tout cas pour la partie hindhoustanie. Heureusement il me restait de belles découvertes à faire sous le volet carnatique, encore assez peu familier.

Le hasard fait que j’ai reçu hier un livre commandé en ligne la semaine dernière, intitulé Les tropiques des géographes consacré à la notion de géographie tropicale, dont l’une des figures majeures était (et reste) Pierre Gourou. Je ne peux pas ne pas rapprocher ces deux publications dont la concomitance est évidemment fortuite et je ne cherche pas à établir de parallèle en dehors de ma propre expérience. Trente ans après le début des tumultueuses polémiques universitaires sur la stigmatisation de la connivence entre colonialisme et tropicalisme, le débat semble apaisé, mais pas éteint. Le lecteur pressé aura eu l’impression que ce livre (en fait la publication plutôt soignée des actes d’un colloque qui s’est tenu en 2007) est une exécution en règle du Père Gourou, si je puis dire. C’est parce qu’il n’aura pas dépassé la page 25, alors que le livre en compte plus de 200.
C’est d’ailleurs pour ces 25 premières pages que j’ai commandé le livre après que Google me l’ait proposé comme résultat d’une recherche pour laquelle j’avais, par jeu, donné comme mot-clé les noms de Gourou et d’Inguimberty. Or le premier chapitre du livre s’intitule Géopolitiques de l’Indochine : Gourou, Inguimberty, Duras, une accroche aguichante qui ne pouvait pas me laisser indifférent au moment où je séjournais dans une maison habitée autrefois par Pierre Gourou entouré de tableaux d’Inguimberty !

Joseph Inguimberty et sa femme (2e et 3e en partant de la droite) vers 1936-1938
Joseph Inguimberty et sa femme (au centre) vers 1936-1938 en Baie d’Alang – source

Autant la lecture de ces 25 premières pages, brouillonnes, quérulentes, s’est révélée bien décevante car l’argumentation et le style négligés de l’auteur, Gavin Bowd, trahissent une malveillance patente (j’allais écrire pathologique), une rage de dénigrement, autant celle des 180 pages restantes a été au contraire vivifiante. On sent d’un bout à l’autre du reste de l’ouvrage les accidents d’un terrain miné (on dirait même que toutes n’ont pas explosé), et on dirait que les infinies précautions des uns et des autres, finalement, favorisent ou peut-être même imposent une minutie dans l’analyse qui honore ses auteurs français, au nombre desquels je ne compte évidemment pas M. Bowd. Quelle blessure secrète taraude cet auteur (écossais mais apparemment francophone) quand il use perfidement de l’adjectif possessif pour évoquer le départ d’Inguimberty : « Inguimberty quitte définitivement son delta [...]. Il retrouvera les motifs de sa Marseille natale » ?
Un peu plus loin, les dehors d’objectivité historique cachent mal la méchanceté qui préside au choix des mots pour décrire les activités de Marguerite Donnadieu, future Duras : « Elle est affectée au Comité de la propagande de la banane, planche ensuite sur le thé ». J’en resterai là.


Comble de coïncidence, voici que dans le Monde de ce 3 août, dans l’excellente série consacrée aux revues qui ont marqué la fin du XXe siècle, paraît le 19e épisode consacré à Hérodote, la revue dont le premier numéro avait ouvert les hostilités en 1972 contre la géographie traditionnelle en général et Pierre Gourou en particulier. C’était en pleine guerre du Viet-Nam, la thèse de Pierre Gourou Les Paysans du delta tonkinois, étude de géographie humaine (soutenue en 1936) fournissait à l’armée des États-Unis des informations cartographiques précieuses, de nature à mieux cibler ses bombardements des digues du Fleuve Rouge !

Lors de mes conversations de plus en plus nombreuses avec Pierre Gourou à mesure qu’il vieillissait, j’ai admiré la courbe vertigineuse de sa trajectoire intellectuelle, la tranquille assurance avec laquelle, parti cinquante ans plus tôt d’une lecture (forcément) coloniale du monde, il en était arrivé à 90 ans largement passés, à chercher à intégrer dans son incessante interrogation et ses infatigables réflexions, des éléments nouveaux aussi radicalement éloignés de tout ce qu’il connaissait, que le sida ou l’informatique et plus précisément l’internet, sujets sur lesquels il ne cessait de m’interroger tout en s’excusant de l’impuissance de son intellect déclinant à en venir à bout.

Pierre Gourou, du pessimisme tropical à l’optimisme raisonné…

Les paysans du delta tonkinois – Etude de géographie humaine

L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou,
par Jean-Louis Gabin, Cerf, coll. « l’Histoire à vif », 590p

En relisant le nom de cet auteur, je me dis que j’aurais aussi pu initituler ce billet : Du rififi chez les gourous, mais je préfère le clin d’oeil à Claude Lévi-Strauss.

One Response to “Daniélou, Gourou, tristes topiques”

  1. giulia écrit :

    Bonjour,
    Je suis tombée par hasard sur votre article. Je travaille à la rédaction du catalogue raisonné de l’oeuvre peint de Joseph Inguimberty en collaboration avec la famille de l’artiste. Je ne connaissais pas cette photographie et suis heureuse de la découvrir. Pourriez-vous s’il vous plaît prendre contact avec moi? Bien cordialement, Giulia Pentcheff

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