Blek le Roc est mort

Est-ce la loi des séries ? En tout cas je reste dans le registre nécrologique.
Hubert (vers 1966?)
Hubert est mort à l’âge de 58 ans.
La mort d’un cousin, proche camarade de jeunesse au début de l’adolescence, suscite des sentiments mitigés que la pudeur et la bienséance dicteraient de filtrer.
Quand on s’est perdu de vue depuis cinquante ans, que pèsent ces souvenirs de quelques années tendres mais décisives, de découverte du monde et de nous-mêmes ?

Des souvenirs sans doute unilatéraux et en tout cas pas partagés depuis.

Hubert était fort, j’étais gringalet. Son ossature robuste, sa carrure musclée, sa mue précoce et son système pileux inspiraient aux autres enfants un respect derrière lequel je pouvais cacher ma poitrine imberbe et rachitique. J’avais pour lui une vraie amitié, comme on en a finalement peu dans sa vie.
Hubert était fort, fidèle, droit, modeste, courageux, téméraire s’il le fallait.

Déçu par le résultat, j’ai toujours détesté ce portrait de lui, posé dans les ruines du moulin de Bodo, avec l’appareil Kodak 6×9 grande bobine que je venais de recevoir en cadeau ce jour-là. Ma première photo peut-être.
Box Kodak 6x9

La voici devenue soudain précieuse, même si on n’y voit malheureusement pas les yeux d’Hubert. Si ma mémoire est bonne, il les avait clairs, comme feu son père Auguste.

Auguste

À cette époque, quand j’en étais encore à chercher ce qu’il pouvait bien y avoir à découvrir après Fripounet et Marisette, Sylvain et Sylvette, Chouette-Ma-ma et autres BD catholiques pour enfants, c’est Hubert qui m’a fait découvrir les mâles bandes dessinées Akim et Blek Le Roc (que je n’ai eu aucune difficulté à retrouver près de cinquante ans après dans le grand grenier de l’internet).
Akim

Jeune, Hubert était blond et avait la mèche rebelle.
Ne le voyais-je pas comme une espèce de Blek le Roc ?
Blek Le Roc
Un peu plus tard, Hubert me ferait découvrir Satanik, des photos-romans plus épicés, qu’il nous montrait en cercle très restreint dans le plus grand secret, mais sans me les prêter (je crois qu’ils m’auraient brûlé les doigts) ni me dire d’où il les sortait (il savait garder les secrets).
Satanik Satanik
Je me souviens de mon étonnement devant la fascination exercée sur mes camarades par ces exhibitions de bikinis (ce mot venait d’apparaître, comme spoutnik) et de soutiens-gorge pointus. Comme depuis l’enfance j’étais familier de l’atelier de couture de ma tante où les dames se déshabillaient sans vergogne et souvent ne se rhabillaient pas entre deux essayages, ces atours féminins m’intéressaient beaucoup moins que la mystérieuse (et très graphique) combinaison de Satanik avec son crâne et son squelette parfaitement dessinés. Je n’avais jamais rien vu de tel et me demandais comment ça se mettait et à quoi ça servait.

Plus tard, c’est encore Hubert qui me ferait découvrir mes premiers romans de gare qu’il ne lisait pas lui-même. Des polars vaguement sulfureux et médiocres qui n’avaient sans doute de charme que celui de l’interdit, et dont je n’ai gardé aucun souvenir. Il m’en avait refilé une cargaison que j’ai si bien planquée que je ne la retrouvais plus.
Comme Hubert était entré très jeune dans le monde du travail, j’ai eu la chance, grâce à lui, d’être ainsi initié plutôt jeune et sans trop de complexes à un monde et une (sous-)culture à côté desquels je serais passé si je n’avais fréquenté que « la bibliothèque pour tous » comme le voulait ma mère, ainsi que le lycée, où l’on apprenait le latin.

Ma dernière rencontre avec Hubert date du vidage de la forge de mon père, il y a une quinzaine d’années. À sa grande surprise, je lui ai proposé de troquer une énorme double meuleuse de forgeron dont je ne n’avais évidemment pas l’usage mais dont lui serait un digne propriétaire, contre une petite meuleuse de table dont je me sers depuis régulièrement. En pensant à Hubert et à Joeph.

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