Insolent Tolstoï

La lecture de Léon Tolstoï est une de mes expériences les plus mémorables, plus précisément ses oeuvres tardives La Mort d’Ivan Illitch ou Maître et serviteur.
L’écrivain russe né en 1829 est mort, il y a tout juste cent ans, le 20 novembre 1910.
Voici comment s’ouvre le dossier qui lui est consacré à cette occasion dans le dernier numéro paru du Magazine littéraire :

« Il y a une heure encore, j’étais en train de prendre des notes sur le journal intime de Tolstoï », raconte Roland Barthes le 16 septembre 1979, après avoir achevé son Journal de deuil, commencé près de deux ans auparavant avec la mort de sa mère. Malgré la blessure, malgré le chagrin, Barthes poursuit avec humour : « Tolstoï se moque des Français, qui parlent tout le temps de leur mère. »

Plus loin, l’écrivain Dominique Fernandez montre, avec quelques citations bien choisies de romans connus (la Guerre et la Paix) ou moins connus (Résurrection), comment Tolstoï est grand et subrepticement subversif par l’emploi du mot juste quand il se moque par exemple de rituels, sociaux comme l’opéra, ou religieux comme la messe.
« Au lieu de s’en prendre directement à la hiérarchie ecclésiastique et à sa collusion avec le pouvoir politique et policier, écrit Fernandez, il avait tranquillement, par la seule force du mot juste, signalé l’imposture du système.[...] Parodier la messe sans ironie affichée, blasphémer sans blasphèmes, de même que s’en prendre à l’État, à l’armée, être révolutionnaire sans prêcher la révolution ; semer le doute et le trouble par l’usage insolent («insolent» : qui ne respecte pas l’habitude) du vocabulaire ; rester calme face à ce qui est dénoncé, sans élever la voix, ne pas s’emporter, éviter tout effet déclamatoire, voilà qui définit à la fois la pensée et le style de Tolstoï. »

Oui, il faut lire Tolstoï, aujourd’hui plus que jamais, mais attention au choix de la traduction. Je ne lis le russe ni ne connais l’original des textes cités ci-dessus, mais la traduction (sans doute récente, par Nina Gourfinkel) citée par Dominique Fernandez semble autrement plus juste que celle, par exemple, que l’on trouve gratuitement ici. Voilà ce que donne la description de l’opéra retenue par DF :

« Au milieu de la scène, il y avait des planches unies ; sur les côtés, des tableaux peints représentaient des arbres ; et derrière, une toile était tendue sur les planches. Des demoiselles en corsages rouges et jupes blanches étaient assises au milieu de la scène. L’une d’elles, très grosse, à l’écart sur un petit banc, au dos duquel était collé un carton vert. Toutes chantaient quelque chose. »

Voici la même scène dans la traduction du début du XXe siècle disponible sur www.ebooksgratuits.com :

« Des décors figurant des arbres s’élevaient de chaque côté du plancher de la scène ; des jeunes filles en jupon court et en corsage rouge se tenaient groupées au milieu ; l’une d’elles, très forte, et habillée de blanc, assise à l’écart de ses compagnes sur un escabeau, était adossée à un morceau de carton peint en vert. Toutes chantaient en chœur. »

Dominique Fernandez souligne justement que Tolstoï, décri(v)ant l’opéra vu par les yeux d’une fille de la campagne, affecte de ne parler ni de « scène » ni de « décors », ce qui serait recourir à la connaissance intellectuelle du théâtre, mais de « planches » et de « toiles peintes » et de « carton vert ». Tolstoï ne parle pas non plus de « costumes », mais de « corsages rouges et de jupes blanches ». Il n’utilise pas les mots « actrices » ou « figurantes », mais parle de « demoiselles ». Il semble qu’en russe, Tolstoï ne parle pas non plus de « choeur », mais écrit quelque chose qui ressemble à « toutes chantaient quelque chose ».
Or la traductrice (anonyme) de la version gratuite tombe dans le panneau et croit devoir arranger cette gaucherie (feinte) et utiliser le vocabulaire approprié.

Le mot juste, certes oui, mais encore faut-il que le traducteur le comprenne et le trouve à son tour.

Je remercie ici la personne chère qui, en m’en offrant une version mémorable lue à haute voix, m’a fait découvrir le chef d’oeuvre qu’est la Mort d’Ivan Illitch.

6 Responses to “Insolent Tolstoï”

  1. kerbacho écrit :

    http://www.magazine-litteraire.com/content/dossiers/article?id=16962

  2. rpm écrit :

    L.N. Tolstoĭ Prokudin-Gorskii Collection Repository: Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA http://goo.gl/Bhs6H

  3. rpm écrit :

    Voici la planche qui permet de survoler la collection http://goo.gl/HrZyU
    C’est Vincent qui m’a montré l’extraordinaire travail de Prokudin-Gorskii par ce florilège de photos couleurs du Boston Globe http://goo.gl/IAz4. C’est en furetant dans le corpus de la LOC. que je suis tombé sur ces photos du maître.

  4. kerbacho écrit :

    Merci, j’ai découvert ça récemment moi aussi et j’avais l’intention d’en faire un billet un de ces jours.
    Tu m’as pris de vitesse, tant mieux ! :-)

  5. kerbacho écrit :

    Dans le même registre, mais moins bien présentés sur la toile, il y a les documents des Archives de la Planète d’Albert Khan:
    http://www.albert-kahn.fr/archives-de-la-planete/mappemonde/Asie/Inde/
    Je garde un souvenir enchanté de l’expo à laquelle je m’étais rendu il y a deux ans.

  6. rpm écrit :

    Merci, de m’ouvrir les yeux j’avais dû passer sur le site il y a quelques semaines à la recherche de raretés botaniques et je n’avais rien vu de ça. Pour la petite histoire Albert Kahn est né à Marmoutier précédé par six générations de Kahn qui y ont vécu et travaillé. Cette persistance à travers le temps n’est probablement pas étrangère à la présence dès le haut Moyen-âge de l’Abbaye http://goo.gl/ttG51.
    Sa grand-mère maternelle s’appelait Sara Meyer de Scherwiller à côté de Sélestat, ses parents étaient cousins et lui célibataire.

    http://www.albertkahn.co.uk/firstworldwar.html
    BBC – The Wonderfull World of Albert Khan http://goo.gl/A7sKh

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